Sanctuaires des adultes à crécher sur les lieux. Toutes dégluties sur un même modèle, architecture semblable et dépouillée, aisée à décorer, à personnaliser aux goûts de chacun. On peut y créer l'illusion d'un chez-soi, faire semblant de quitter la Maison en agrémentant cette alvéole allouée, prétendre y trouver un refuge impénétrable. Mais les enfants tendent à se les approprier par des gestes mesquins, laissant poindre à leurs entours quelques signes discrets, comme pour signifier aux adultes qu'ils ne peuvent échapper à l'étau de leur monde fantasmagorique, même au sein de l'espace qu'on leur a réservé. En y regardant bien, on peut déceler de minuscules gravures sur les murs et les encadrements des portes...
Fumées d'encens, draps vaporeux. Délicat bordel d'objets rituels et de nécessaires médicaux pour les handicapés du groupe, boîtes de médicaments criardes, les plus trompeuses possibles, draps jonchés de cendres. On y griffe les murs, on y peint des symboles. En hiver, on s'y réunit face à une cheminé prétendument bouchée. Le reste du temps, on y vogue ente les branches d'une forêt en pots, guetté par les dessins placardés sur les murs. Les lieux sont jonchés de tapisseries, s'encombrent de babioles. Ils sont encore plein de ouvrages tricotés de Banshee. Chaman y répand des plantes fraîches dans les coins, sous les lits, qui en fanant, parfument subtilement les lieux.
Des gueules qui crachent au travers les murs le nom de groupes divers, des visages placardés comme on accroche un Jésus ballant au-dessus de son lit, des lettres embrasées, des affiches écornées, entre le tournoiement des attrapes rêves suspendus là comme des étoiles nouées. On pourrait s'attendre à un chaos sans nom, mais le dortoir des Rats est régis par une discipline stricte. Malgré les chicots qui y giclent et le sang qu'on y verse, il s'agit d'une zone ordonnée aux lois implacables, bien entendu créées par Fange. Chacun y a son espace personnel strictement délimité ; draps défaits et effets non rangés dans leur sac y sont proscris. Les doigts baladeurs seront brisés. Les contestataires auront droit au duel. Ainsi qu'à la défaite qui l'accompagnera.
Plus qu'un dortoir, il s'agit d'un musé, d'un espace créatif où chacun peut librement exprimer son art. On y chante, on y danse, on y peint sur les murs des fresques fulgurantes, giclées par gestes emphatiques puis couvertes, et grattées, et repeintes à nouveau. Pourtant, malgré cette énergie bouillonnante, les lieux sont paisibles, reposants et chaleureux pour qui est habitué à leur débauche de couleurs, à leur exhibition de performances artistiques. Et si l'on y trébuche à tout va sur des ouvrages abandonnés, sur les ébauches de sculptures, un arc-en-ciel de crayons grelottant sur le sol, ou qu'on s'embourbe aux marécages de peinture qu'aime à créer Trompe-L'oeil, ce n'est qu'un moindre mal pour habiter ce Dortoir scintillant et magique, où les tessons de bouteille deviennent des mosaïques et de mobiles tournants.
Bastion de l'ordre et la propreté. Lits au carré, dignes armoires lustrées bourrées de costumes repassés. C'est un lieu de résistance où l'on vénère les angles, où la sensibilité personnelle de chacun est sacrifiée sur l'autel de la conformité. Ici, rien ne dépasse, rien ne colle ni n'entrave le regard et la marche. C'est un havre de tranquillité aseptisée. Il y règne une sorte de froideur qui rend les lieux stériles, presque coupants. Ici on fait silence. Ici on marche droit. Et gare à ceux qui voudraient s'exprimer en dehors des cadres stricts admis par les Cygnes : en un lieu aussi pur, on a vite fait de sembler sale dés que l'on vit trop fort. Et les cancrelats y finissent écrasés sous le talon d'un mocassin ciré. Plus balayés en dehors du Dortoir, pour se mêler à l'ébullition crasseuse régnant partout ailleurs.